14

Taol regardait au loin. Quand le brouillard finit par se déplacer, il aperçut Larne pour la première fois, n’en distinguant pas grand-chose hormis des falaises grises et rocailleuses. Seul le cri lancinant des mouettes au-dessus de leurs têtes venait troubler ce calme de mort.

C’était le petit matin. Un soleil pâle voilé de brume se levait au-dessus de Larne. La mer, après avoir fait rage toute la nuit, était désormais étale ; massive et lente, couleur d’argent, elle semblait faite de métal liquide. Taol se sentait rempli d’appréhension.

L’équipage mettait la petite barque à l’eau ; Taol allait bientôt se retrouver livré à lui-même. Le capitaine Quain vint se placer à côté de lui, et tous deux restèrent silencieux un moment, face à la brume.

Le capitaine parla enfin, de sa voix rude et chaude qui brisa le charme émanant de l’île. « Quand tu approcheras de la côte, contourne les falaises par le nord. Il y a une plage de galets où tu pourras débarquer.

— Je n’avais encore jamais vu une mer aussi calme, avança Taol.

— Aye, j’en ai froid dans le dos. C’est comme si tu étais attendu. » Quain exprimait exactement ce que Taol pensait. « Je devrais m’estimer heureux ; je ne risque pas d’échouer mon bateau par un temps pareil. » Le capitaine secoua la tête, parlant à voix basse, comme s’il ne voulait pas être entendu. « Tout ça n’est pas naturel. Une tempête terrible la nuit dernière, et aujourd’hui, une mer aussi plate qu’un ventre de jeune fille… Sois prudent, mon garçon. Que Bore te ramène rapidement parmi nous. » Quain partit, le laissant seul.

Au bout d’un moment, Taol fut appelé par Carvor. Le rouquin lui passa le bras autour des épaules. « La barque est parée, mon gars. Tu y trouveras de quoi manger et une bouteille de rhum – un cadeau de notre bon capitaine ». Carvor hésita, le regard fixé sur la sombre silhouette de Larne dans le lointain. « Il faut que je te remercie, je crois.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit Taol, sincèrement surpris.

— C’est moi qui devais t’accompagner en barque. Le capitaine dit que tu as insisté pour y aller seul. Ne va pas croire que j’avais peur d’y aller, hein ? C’est juste que mon coude me fait un peu souffrir ces derniers temps, et ramer pendant des heures ne l’aurait pas arrangé.

— Ma foi, déclara Taol avec le plus grand sérieux, je suis bien content de t’avoir épargné ce désagrément.

— Bah, je voulais que tu le saches, c’est tout », dit Carvor avec rudesse avant de s’éloigner.

Le brouillard se déchira brièvement, ce qui permit à Taol d’avoir une claire vision de l’île – c’était presque une invitation. Il inspira profondément, se frottant le menton d’un geste machinal. Il était temps de se mettre en route.

Taol descendit l’échelle de corde et posa le pied dans la barque. Une fois assis, il leva la tête vers le pont de l’Anguille sous roche où s’alignait l’équipage au grand complet, capitaine Quain inclus. Les visages graves et silencieux le regardèrent empoigner les rames.

Il commença à ramer, appréciant le contact du bois lisse contre ses paumes. Il s’éloignait rapidement du bateau et s’enfonçait dans la brume. Au moment où l’Anguille sous roche disparaissait à sa vue, la voix sonore du capitaine lui parvint : « Un jour, mon garçon. Sois de retour dans un jour. »

Taol s’étonna de la force qu’il avait récupérée depuis sa libération des cachots de Rorne. Il tirait sur les rames avec grâce et puissance. Bientôt il tomba dans un bon rythme, appréciant de se livrer à un exercice physique. Les muscles et les tendons saillaient sur ses avant-bras. Pour la première fois depuis l’embarquement, Taol avait retroussé ses manches – il avait suivi l’avis du Vieil Homme lui conseillant de cacher son identité.

La mer était clémente, et Taol progressait bien ; même le courant lui était favorable. Il vit se rapprocher les falaises de Larne. Au bout d’un moment, il obliqua vers le nord comme le lui avait suggéré le capitaine. Les bancs de brume se dissipaient et le soleil pouvait de nouveau caresser la mer. Taol regarda pardessus son épaule. Le brouillard avait beau s’éclaircir devant, il restait toujours aussi dense derrière – tournant et tourbillonnant, dissimulant l’Anguille sous roche dans ses filets.

Il rama encore quelque temps et vit les falaises s’abaisser graduellement. Après avoir contourné un à-pic rocheux, il déboucha en vue de la plage dont Quain avait parlé. Ses bras commençaient à fatiguer ; il remercia la marée montante, qui entraînait la barque avec elle dans sa course vers le rivage. Alors qu’il approchait de la plage, Taol repéra une silhouette solitaire, noire contre le gris de la roche et du ciel. Il sut que l’homme l’attendait.

Quelques minutes plus tard, sa petite barque s’échouait sur le rivage de Larne. Le personnage au manteau noir ne fit pas mine de venir à sa rencontre. Taol hissa la barque hors de portée des vagues, l’attacha à un rocher, puis traversa la plage de galets en direction de l’homme qui l’accueillait.

« Bonjour, l’ami », dit Taol. L’homme, qui portait un capuchon dissimulant ses traits, ne prononça pas un mot. D’un bref tressaillement de la main, il indiqua à Taol de le suivre vers le fond de la plage, où un chemin bien caché s’élevait entre deux énormes pans de granit. Partiellement taillé dans la falaise, le sentier permit à Taol de détailler les nombreuses couches de roche successives.

Le chemin se faisait plus abrupt et plus tortueux à mesure qu’il montait. Entièrement taillé dans le roc maintenant, il devint bientôt tunnel. Taol se retrouva plongé dans le noir. Son guide poursuivit sa route sans paraître affecté par l’obscurité. Un peu de lumière filtrait ici et là, ce qui permit à Taol de le suivre. Le tunnel s’achevait subitement, débouchant en plein soleil.

Taol se couvrit les yeux avec la main pour regarder autour de lui. Ils se tenaient au sommet de la falaise, jouissant d’une vue sur la mer à couper le souffle. La tache floue à l’horizon devait être l’Anguille sous roche. Taol tourna le regard vers l’intérieur des terres. Devant lui se dressait un grand temple de pierre austère et primitif, d’une ancienneté incommensurable. Massif, oppressant, fait d’immenses pans de granit aux arêtes arrondies par l’usure des siècles, il était blanchi par les déjections d’innombrables générations d’oiseaux marins.

L’homme encapuchonné lui fit signe de nouveau, et Taol le suivit dans la pénombre du temple.

Ce qui le frappa d’abord fut le froid glacial. À l’extérieur, le temps restait doux et agréable, mais dès qu’on pénétrait dans le temple la température chutait brusquement. L’intérieur n’avait rien de voyant ou d’ostentatoire, contrairement à beaucoup de temples que Taol avait visités à Rorne ou à Maries ; ses murs étaient lisses et sans ornements. Le chevalier trouvait malgré lui une austère beauté dans la pierre nue. Les deux hommes franchirent plusieurs salles basses et obscures. Les plafonds bas de l’Anguille sous roche n’avaient pas gêné Taol, mais ceux-là, formés d’énormes plaques de granit, éveillaient en lui un mauvais pressentiment.

Son guide muet le conduisit jusqu’à une petite pièce qui ne contenait qu’un banc en pierre. Il lui indiqua de s’asseoir puis se retira, laissant Taol attendre seul.

 

Tavalisc était en train de se faire rôtir des crevettes. Il avait à côté de lui un grand bol d’eau de mer où s’ébattaient plusieurs de ces créatures. De ses petites pincettes en argent il en piocha une particulièrement grasse et remuante, qu’il empala sur une brochette du même métal. La pointe spécialement aiguisée transperça sans effort la carapace. L’archevêque eut plaisir à constater que l’opération n’avait pas tué l’infortunée créature, qui continuait à gigoter. Il l’abaissa au-dessus d’un brûleur. Avec un bruit délicieux, la carapace se craquela dans la flamme et noircit rapidement ; bientôt le crustacé avait cessé de gigoter. Tavalisc le laissa refroidir un moment avant de lui ôter sa carapace et de savourer la chair tendre à l’intérieur.

L’archevêque entendit à la porte les coups habituels qui semblaient retentir chaque fois qu’il était sur le point de s’offrir un en-cas. « Entrez, Gamil », lâcha-t-il d’une voix lasse. Son assistant franchit le seuil. Il portait une robe défraîchie et résolument verte, que Tavalisc remarqua aussitôt. « Gamil, il faut que vous me pardonniez.

— Je ne comprends pas de quoi parle Votre Éminence. Vous pardonner pourquoi ?

— Pour vous avoir si mal conseillé. » Tavalisc marqua une pause, savourant la perplexité de son assistant. « Ne vous souvenez-vous pas, Gamil ? Lors de notre dernière entrevue, je vous avais dit que vous auriez meilleure mine en vert. Je vois maintenant que je me trompais. Apparemment, le vert vous va encore moins bien que le rouge. Cela vous donne un teint franchement bilieux. » Tavalisc se retourna vers son bol de crevettes pour ne pas trahir son amusement. « À l’avenir, Gamil, vous seriez bien inspiré d’éviter toutes les couleurs vives. Essayez le brun ; cela ne vous ira peut-être pas davantage, mais vous attirerez moins l’attention. »

Tavalisc se mit en devoir d’attraper sa prochaine victime. « Alors, qu’avez-vous à me dire aujourd’hui, Gamil ? » Il arrêta son choix sur une crevette de taille modeste, mais très remuante : les plus actives étaient tellement plus drôles à embrocher. Les autres lui semblaient par trop léthargiques.

« J’ai reçu une lettre de notre espion concernant messire Baralis.

— Poursuivez, dit Tavalisc en empalant sa victime.

— Eh bien, il apparaît que Votre Éminence avait raison de supposer qu’il comptait de nombreux ennemis. Le plus puissant et le plus influent d’entre eux est un certain Maybor ; il possède de vastes domaines et semble très en vue à la cour.

— Hmm, messire Maybor. Je ne le connais pas. Gamil, je veux que vous preniez contact avec lui. Faites preuve de subtilité, voyez s’il voudrait contribuer à… garder notre ami commun, messire Baralis, à sa place. » Tavalisc plaça la crevette dans la flamme.

« J’enverrai la lettre par courrier rapide, Votre Éminence.

— Non. Je me charge de cela, Gamil. J’utiliserai une de mes créatures pour hâter sa livraison. » L’occasion était propice à recourir à l’art débilitant de la sorcellerie. Tavalisc avait besoin de savoir ce qui se tramait dans les Quatre Royaumes. Les agissements récents de Baralis le préoccupaient de plus en plus. Ses intrigues prenaient trop d’envergure. On ne complotait pas impunément avec le duc de Brennes ; sa soif de conquête, jointe à son association actuelle avec les chevaliers, rendait trop de gens nerveux. Les manigances de Baralis allaient faire tourner au vinaigre un breuvage déjà bien amer.

L’archevêque retira la broche de la flamme. « Soyez discret en rédigeant la lettre, Gamil. Ne me désignez pas nommément. Ce genre d’écrit a une fâcheuse tendance à tomber entre de mauvaises mains, et je voudrais voir si messire Maybor mord à l’hameçon avant de mettre ma réputation en danger. » Tavalisc jeta la crevette chaude sur le sol, où son petit chien la ramassa. L’animal se brûla la gueule, hurla et lâcha le crustacé. Tavalisc sourit – le spectacle de la souffrance ne manquait jamais de l’amuser.

« Si vous n’avez plus besoin de moi, Votre Éminence, je vais me hâter de rédiger cette lettre.

— Une chose encore, avant que vous ne partiez. Je me demandais si vous seriez assez aimable pour emporter Comi et lui passer un peu d’huile sur la langue. Le pauvre a l’air de s’être sérieusement brûlé. » L’archevêque regarda son assistant se débattre avec le chien. « Je ferais attention à mes doigts si j’étais vous, Gamil. Mon petit Comi a des crocs plus pointus que des dagues. » Souriant benoîtement, Tavalisc congédia l’homme et le chien d’un revers de main.

 

Taol commençait à s’impatienter. Il attendait depuis un moment déjà, sans que personne ne vienne. Sans doute le faisait-on languir à dessein pour le déstabiliser. Ses manches retroussées laissaient voir ses cercles ; quand il s’en aperçut, Taol les déroula promptement. Il préférait que ses hôtes en sachent le moins possible à son sujet.

Un long moment s’écoula encore, puis quelqu’un finit par arriver : un homme âgé, encapuchonné lui aussi, le visage dans l’ombre. Il conduisit Taol le long d’un couloir de pierre jusqu’à une grande salle faiblement éclairée.

La salle était dominée par une immense table rectangulaire formée d’un seul et même bloc de granit. Quatre hommes y siégeaient – un de chaque côté. Taol fut soulagé de voir qu’ils avaient repoussé leurs capuchons. Trois d’entre eux étaient vieux et grisonnants. Le quatrième, beaucoup plus jeune, avait des traits anguleux mais séduisants. Celui qui avait amené Taol repartit en silence.

Les quatre hommes dévisagèrent longuement le chevalier sans prononcer un mot. Enfin, le plus vieux prit la parole : « Pourquoi êtes-vous venu à Larne ? » Taol fut surpris par une approche aussi directe. Les quatre attendaient sa réponse, impassibles.

« On m’a conseillé de venir. » Sa voix assourdie par la roche lui parut minuscule, sans force.

« Vous ne répondez pas à la question », répliqua le plus jeune. Son ton mordant eut le don d’irriter Taol.

« Je suis là parce que je dois trouver un garçon. »

Les quatre hommes échangèrent des regards.

« Quel garçon ? » Le plus jeune s’exprimait en homme habitué à ce qu’on lui réponde promptement. Par défi, Taol laissa s’écouler plusieurs minutes avant d’admettre :

« Je l’ignore. Je le reconnaîtrai quand je l’aurai trouvé.

— Et vous espérez que nos prophètes vous indiqueront le chemin ? » L’aîné avait parlé d’une voix douce, reproche tacite à son jeune compagnon.

« C’est en effet ce que j’espère. »

L’aîné hocha la tête. « Êtes-vous disposé à payer le prix ?

— Quel prix ? » Taol commença à se sentir nerveux. « Fixez-le.

— Ce n’est pas aussi simple. Le prix ne peut être fixé qu’une fois la prophétie rendue.

— Et si la prophétie échoue ? » Taol avait la sensation de tomber dans un traquenard.

« Peu nous importe. Il vous faudra malgré tout payer le prix, répondit le plus jeune des quatre. C’est un risque que vous devez accepter de prendre ; sinon, partez. » Il défia Taol du regard.

Taol, très droit, affronta l’examen minutieux des quatre. « Je prends le risque. »

L’ancien hocha la tête une fois de plus. « Qu’il en soit donc ainsi.

— Suivez-moi », ordonna le plus jeune en se levant. Il conduisit Taol à travers une succession de passages, le long d’un sol qui semblait descendre légèrement – un soupçon bientôt confirmé par l’humidité des parois. On l’entraînait sous terre.

Il commençait à percevoir un bruit, qu’il eut d’abord du mal à identifier – des chauves-souris ou des bêtes sauvages, pensa-t-il, de plus en plus nerveux. Mais à mesure qu’ils approchaient de leur source, il réalisa avec horreur qu’il s’agissait de cris humains. Leur sinistre mélopée lui donnait le frisson. Il tourna un coin à la suite de son guide et déboucha brusquement dans une vaste grotte naturelle.

Taol prêta à peine attention à la magnificence infinie de la roche et au gigantesque plafond voûté où scintillaient des veines de cristaux. Il était pétrifié par ce qu’il découvrait dans la grotte. Des rangées d’énormes blocs de granit.

Sur chaque rocher était lié un homme.

Taol fut horrifié par l’état de ces malheureux : leur corps émacié, leurs longs cheveux en bataille. Mais c’était leurs membres le plus choquant : leurs muscles atrophiés avaient fondu, ne laissant que les os sous la peau translucide. De grosses cordes rugueuses les maintenaient immobiles. Taol se demanda à quoi rimait de les attacher : ils ne marcheraient certainement plus jamais.

Les hurlements des prophètes, plus encore que leur aspect, glaçaient Taol jusqu’au sang. Gémissement d’angoisse terrible ou long glapissement strident, chaque cri trahissait les tourments de leur âme. Les prophètes de Larne vivaient l’enfer sur terre. Taol frissonna – on les avait rendus fous.

Incapable de contempler leur supplice plus longtemps, il détourna la tête. Ce faisant, il croisa le regard du plus jeune des quatre qui, voyant son désarroi, lui expliqua d’une voix sans émotion : « Les prophètes servent l’œuvre de Dieu, et l’accomplissement de leur tâche a un prix. Nul ne peut contempler le visage de Dieu et demeurer inchangé.

— Je croyais que Dieu était bon. » Taol avait du mal à réfléchir au milieu des cris démentiels qui résonnaient à ses oreilles.

« Vous faisiez erreur. Le bien et le mal lui sont indifférents. Dieu existe, voilà tout.

— Votre Dieu n’est pas le mien, déclara doucement Taol.

— Tous ne font qu’un ici.

— Je refuse de continuer. Je ne serai pas complice de cette cruauté inhumaine.

— Vous saviez ce qu’était Larne avant de venir, fit observer son guide avec une pointe de méchanceté.

— On me l’avait expliqué, oui, mais je ne m’attendais pas à cela. » Taol indiqua les rangées d’hommes, des pauvres diables condamnés à rester liés toute leur vie à leurs pierres.

« Il est trop tard pour reculer, maintenant. Vous avez accepté de payer le prix. La prophétie aura lieu. » Son guide fit un geste complexe avec la main et trois hommes encapuchonnés s’avancèrent. « Vous ne quitterez pas Larne sans vous être acquitté de votre dû. » Le plus jeune des quatre s’enfonça dans la grotte. Taol le suivit, escorté par les hommes encapuchonnés.

Comme il descendait le long de la rangée de prophètes, ces derniers l’appelèrent, hurlant leurs terribles lamentations, tressautant affreusement en tirant sur leurs liens. Taol fut conduit au bout d’une rangée, à proximité du mur de la grotte.

Le plus jeune des quatre s’arrêta et lui fit face. « Celui-ci est à vous. Demandez, et il vous répondra. » Sur ce, lui et les hommes encapuchonnés se retirèrent.

Taol regarda son prophète. Il constata avec révulsion que l’homme était attaché si étroitement, et depuis si longtemps, que sa peau avait poussé par-dessus ses liens dont la rude texture apparaissait clairement sous l’épiderme. S’il devait être détaché, la corde déchirerait sa chair.

Le prophète balbutiait frénétiquement dans une langue inconnue. Perdu dans ses propres tourments, il n’eut pas un regard pour Taol. Il urina, sans prêter attention au liquide qui mouilla son pagne avant de former une mare autour de ses hanches.

Taol voulait partir aussi vite que possible loin de cet endroit. Il posa sa question : « Où trouverai-je le garçon que je cherche ? »

Il ne savait si le prophète l’avait entendu – ses divagations incohérentes se poursuivaient sans interruption. Taol attendait sans voir le moindre signe de compréhension, regrettant amèrement sa venue à Larne. Il ne pouvait croire que l’œuvre de Dieu s’accomplissait ici.

Après un moment le prophète commença visiblement à s’agiter. De la bave se forma à ses lèvres, ses yeux roulèrent follement dans leurs orbites et ses balbutiements montèrent en volume – paroles étranges, obsédantes, dont le sens échappait à Taol. Le prophète répétait toujours la même phrase, encore et encore. Taol s’approcha plus près. L’odeur âcre de l’ammoniaque parvint à ses narines.

Le prophète devenait de plus en plus frénétique ; de la salive lui coulait sur le menton et sur sa poitrine creuse. Taol s’efforça de dégager un sens à ses paroles. Il reconnut le mot « roi ». La phrase ressemblait à « car le roi-homme ». Le prophète la répétait inlassablement. Taol se perdait en conjectures. Le discours du prophète devint hystérique, et Taol suivait attentivement le mouvement de ses lèvres mouillées. Soudain, la phrase prit forme dans son esprit. Le prophète ne disait pas « car le roi-homme », mais « Quatre Royaumes ».

Le sang du chevalier se figea dans ses veines. Immobile, il sentit quelque chose remuer en lui : le prophète avait parlé.

Pour quelque raison, Taol s’attendait à ce que le prophète cesse sa litanie ; mais ce dernier la poursuivait, en proie à une grande agitation. Un homme encapuchonné s’approcha du chevalier pour le reconduire le long des rangées de prophètes vers l’entrée de la grotte. Taol regarda en arrière. Son prophète ne s’était pas aperçu de son départ : il continuait à réciter la même phrase, encore et encore, ses yeux ternes fixés sur le visage de Dieu.

 

Baralis ne prit pas la peine de lever la tête de son travail quand Craupe entra dans la pièce. « Notre écuyer à l’œil vif a-t-il eu son accident ? demanda-t-il sans cesser d’écrire.

— Oui, maître. Un accident affreux ; il a trébuché sur une faux.

— Le malheureux. Ne me dérange pas plus longtemps, Craupe. J’ai de nombreuses affaires à régler. Tu trouveras dans la bibliothèque un livre à la reliure de cuir bleu contenant des illustrations de créatures marines. Il est pour toi. Emporte-le et laisse-moi seul. » C’était sa façon de remercier son serviteur pour les soins qu’il lui avait prodigués. Craupe partit sans se faire prier, impatient de découvrir les enluminures de son nouveau livre.

Une fois seul, Baralis se mit à faire les cent pas dans la pièce. De nombreuses questions le tourmentaient. Il avait été troublé de voir la Garde royale, qui prenait ses ordres directement auprès de la reine, quitter le château à cheval au petit matin ; il lui fallait découvrir la teneur de sa mission. Baralis avait déjà perdu plusieurs jours à cause de son épuisement et n’avait plus de temps à gaspiller.

On frappa à la porte. « Oui ? aboya Baralis, agacé par cette interruption.

— Son Altesse la reine requiert votre présence immédiate dans la salle d’audience », lui annonça un laquais en livrée. Baralis s’attendait à une telle convocation.

« Très bien, dis à Son Altesse que j’arrive. » Le serviteur se retira. Baralis se prépara en hâte, revêtant les beaux habits que la reine était en droit d’attendre. Quand il s’examina dans son petit miroir à main, il vit que ses brûlures au visage n’avaient pas entièrement disparu. Il faudrait leur inventer une justification. Il ne tenait pas à ce que la reine soupçonne un lien entre lui et l’incendie de la fête de l’Hiver. Une fois prêt, il se rendit à la salle d’audience.

« Messire Baralis, j’espère que vous êtes remis de votre petit accès de fièvre ? » La reine, vêtue avec magnificence d’une robe bleu nuit ornée de perles, le salua fraîchement. Elle n’était plus dans la fleur de l’âge mais les années ne faisaient que renforcer sa beauté, substituant grâce et prestance à la fraîcheur de la jeunesse.

« Je me sens beaucoup mieux, Votre Altesse.

— Dites-moi, messire Baralis, ce devait être une bien étrange fièvre pour vous laisser sur le visage des marques si semblables à des brûlures ? » La reine pinça les lèvres.

« Non, Votre Altesse, je me suis fait ces brûlures dans mes appartements, en préparant une potion. Une maladresse avec une flamme, rien de plus.

— Je vois. » La reine se détourna et feignit d’admirer un tableau. « Étiez-vous en train de travailler sur le remède du roi, par hasard ?

— En effet, Votre Altesse. J’en ai préparé une nouvelle fiole. Je présume qu’il ne doit pas rester grand-chose de la dose initiale ? » Baralis commençait à retrouver son assurance. La reine dissimulait bien mal son impatience désespérée.

« Il n’en reste plus. Le roi n’en a pas reçu depuis deux jours, et je crains qu’il ne fasse une rechute s’il devait s’en passer plus longtemps.

— Dans ce cas, Votre Altesse doit être impatiente d’en avoir davantage. »

La reine pivota sur elle-même. « Je n’ai plus de temps à perdre avec ces petits jeux, messire Baralis. Il me faut ce remède aujourd’hui. » Elle commençait à perdre son sang-froid. Baralis demeura calme.

« Votre Altesse connaît mon prix.

— Je ne vous laisserai pas décider du nom de son épouse.

— Le prince Kylock va bien devoir épouser quelqu’un, et la fille de messire Maybor ne constitue plus un parti convenable. Quand bien même on la retrouverait pour la ramener au château, Votre Altesse ne voudrait pas que le prince épouse une fille incapable de supporter sa vue.

— Vous vous trompez, messire Baralis. Je tiens le fin mot de cette histoire de messire Maybor en personne. Il m’a avoué les vraies raisons de la fugue de sa fille. J’ai pour lui la plus vive sympathie, et j’ai accepté d’envoyer la Garde royale à la recherche de Melliandra. Les fiançailles se dérouleront comme prévu dès qu’on la retrouvera. » Baralis n’en croyait pas ses oreilles. Quels mensonges avait donc inventés Maybor pour abuser la reine à se point ?

Il dissimula sa surprise. « Et si on ne la retrouve pas ? » La reine lui jeta un regard perçant, qui ne l’empêcha pas de poursuivre. « Ou si elle n’est plus pucelle ?

— Je ne doute pas un instant que Melliandra réapparaîtra, et qu’elle aura toujours sa virginité. » La reine plissa les yeux. « Messire Baralis, j’ai une proposition à vous faire.

— Je suis impatient de l’entendre, Votre Altesse.

— Si vous acceptez de me fournir ce remède indéfiniment, et que la fille n’est pas retrouvée d’ici à la fin du mois, je me plierai à vos conditions.

— Et dans le cas contraire ?

— Les fiançailles auront bien lieu, mais vous continuerez à me fournir le remède, et ce tant que le roi en aura besoin.

— C’est donc un pari que vous m’offrez.

— Êtes-vous joueur, messire Baralis ? » La reine redevenait elle-même, sereine, majestueuse et maîtresse de la situation.

« Je me flatte de savoir prendre des risques. J’accepte le pari. »

Baralis s’inclina brièvement. La reine lui adressa un sourire charmeur, découvrant ses splendides dents blanches.

« Je vous avertis, messire Baralis, que la Garde royale retrouvera la fille de Maybor où quelle soit.

— Cela reste à voir, Votre Altesse. En attendant, je ferai porter une dose de remède à la chambre du roi. » Baralis s’inclina derechef et prit congé.

Une fois hors de la salle d’audience, son pas s’allégea. La reine faisait un adversaire très agréable. Il l’admirait presque ; dommage qu’elle doive perdre son pari.

 

Maybor examina son reflet dans le miroir. Il se réjouissait de voir son charme revenir. Ses plaies gâtaient encore la perfection de ses traits, mais elles finiraient par s’estomper. Sa douleur à la gorge le préoccupait moins, c’était là une chose avec laquelle il pouvait vivre. Aujourd’hui, il allait quitter la chambre pour la première fois depuis des jours.

Il se leva de son lit et réveilla la guérisseuse d’une bonne claque sur les fesses. Tandis qu’elle s’étirait, Maybor ne put s’empêcher de rejeter les draps en arrière pour admirer sa nudité. À sa grande surprise, il avait découvert que coucher avec une femme d’âge mûr présentait bien des avantages ; rompue aux jeux de l’amour, elle n’était pas sujette aux pudeurs de jeune fille. En fait, si elle avait possédé des terres, il serait allé jusqu’à envisager de l’épouser !

La guérisseuse se leva et entreprit de s’habiller avec une lenteur provocatrice. Maybor n’en perdit pas une miette. Une fois habillée, elle l’embrassa gentiment sur la joue et partit. Un autre bon point, se dit Maybor : elle ne demandait rien en échange de ses faveurs. Il se demanda brièvement si le roi avait lui aussi bénéficié de ses services. Après tout, même un malade pouvait avoir des envies.

Maybor ne se donna pas la peine d’appeler Crandell. Il s’habillerait tout seul aujourd’hui. Il gagna nonchalamment sa garde-robe, en se promettant de s’offrir un nouveau miroir ; ne plus pouvoir se regarder en pied lui manquait.

Il était décidément fort content de lui. Il avait brillamment retourné la situation, jusqu’à gagner la sympathie de la reine. Pas plus tard que ce matin même, elle avait envoyé la Garde royale à la recherche de sa fille. Les choses ne pouvaient pas mieux se présenter. Le seul élément qui manquait à son bonheur était d’apprendre la mort de Baralis. Maybor résolut de rencontrer son assassin une dernière fois ; ce maudit Scarles prenait décidément tout son temps. Il demanderait à Crandell d’arranger une entrevue.

Maybor ouvrit la porte de son cabinet de toilette et passa en revue sa garde-robe, tâchant de décider ce qu’il allait mettre. Il se souvint à regret d’avoir dû jeter l’habit de soie rouge qu’il portait à la fête de l’Hiver – les taches de punch n’étaient pas parties. La garce aux yeux gris avait ruiné sa plus belle robe ! Une masse sombre dans un coin retint son regard. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait d’un rat crevé. Curieux. Si sa mémoire ne le trompait pas, Crandell en avait déjà trouvé un dans sa garde-robe le soir de la fête de l’Hiver. Les rats constituaient une nuisance permanente au château, mais il était rare d’en trouver un mort ; le fait d’en ramasser deux au même endroit avait de quoi éveiller les soupçons.

Maybor attrapa le rat par la queue, le tenant à bout de bras

— ces créatures transmettaient la peste, c’était bien connu. Il ne vit aucun signe évident des causes de sa mort. En l’examinant de plus près, il remarqua son museau, rouge et enflé ; un frisson de révélation le parcourut. L’animal était mort de la même chose qui l’avait rendu malade – une chose qui se trouvait dans son cabinet de toilette. Maybor se remémora la fête de l’Hiver. Il se sentait parfaitement bien au début ; ses symptômes ne s’étaient déclarés qu’une fois habillé pour la soirée. On avait empoisonné ses vêtements !

Baralis avait dû découvrir le moyen d’introduire du poison dans ses habits. Voilà ce qui avait provoqué sa maladie. Tout s’expliquait : s’il respirait encore, c’était parce qu’il avait dû ôter sa robe empoisonnée avant qu’elle puisse achever son œuvre. Sans le savoir, la coquine aux yeux gris lui avait sauvé la vie.

Maybor s’écarta de sa garde-robe. Comment savoir lesquels de ses vêtements avaient été ou non aspergés de poison ? Ils devraient tous être incinérés. Maybor fulminait. Il avait consacré des années à accumuler les robes les plus exquises des Quatre Royaumes, dépensé une fortune pour les acquérir. Baralis allait le payer cher. Empoisonner le vin d’un homme et ruiner la totalité de ses robes étaient deux choses bien différentes !

 

On reconduisit Taol dans la salle où se dressait la grande table en pierre. Les quatre l’y attendaient.

« Vous avez votre réponse », dit le plus âgé sur le ton de la constatation. Taol acquiesça. « Les prophètes échouent rarement. Dieu se montre bienveillant envers eux.

— J’ai plutôt l’impression que Dieu se montre bienveillant envers vous », riposta Taol, incapable de contenir sa colère après les horreurs de la grotte. « C’est vous qui engrangez les bénéfices des atrocités perpétrées sur ces hommes. Vous les utilisez pour vous enrichir. Dieu n’a rien à voir dans tout cela ! » Taol tremblait de fureur. Les quatre hommes restaient impassibles.

« Vous ne savez rien de Dieu, et encore moins de Larne. » L’ancien était parfaitement calme. « Nous n’utilisons pas les prophètes, nous sommes ici pour les servir. Ils sont les élus de Dieu ; et nous, qui n’avons pas été dignes d’être choisis, sommes leurs humbles serviteurs. Que leur apparence ne vous induise pas en erreur. Ils vivent dans l’extase de Dieu. Ils connaissent une félicité que nous ne pouvons qu’imaginer.

— Vos belles paroles ne m’abusent pas. On ne sent pas la présence de Dieu dans l’endroit que je viens de quitter ; on n’y connaît aucune extase céleste. Vos prophètes vivent plutôt en enfer. » Les quatre regardaient Taol comme ils auraient regardé un enfant.

« Le spectacle qu’ils offrent a de quoi troubler, je l’admets, mais je vois que vous refusez de comprendre. Quoi qu’il en soit, vous avez fait appel à leurs services et vous devez maintenant en payer le prix. » L’ancien contemplait Taol avec un soupçon de mépris.

« Quel est ce prix ? dit Taol en le fixant droit dans les yeux.

— Un service que nous attendons de vous. » La voix de l’ancien se fit douce et persuasive. « Pas grand-chose, presque rien, en fait. » Les paupières de Taol devinrent lourdes. Il lutta pour rester éveillé. L’ancien poursuivit, d’une voix basse et caressante. « La plus infime faveur, la plus aisée des tâches. » Taol ferma les yeux. « Le plus modeste des services, la plus innocente des missions… »